C’est avec grand plaisir que j’accueille aujourd’hui, sur Bir-Hacheim, un commentateur vraiment talentueux Johan Rivalland.
J’ai découvert Johan à travers ses commentaires sur Amazon et nous partageons plus d’un sujet en commun. Johan est un commentaire de grand talent, fin, rigoureux et qui peaufine ses commentaires à un niveau que j’envie réellement. Même si mon parti-pris est de faire découvrir les ouvrages, je reconnais bien volontiers que Johan délivre des commentaires d’un niveau réellement supérieur. AMHA.
Son dernier commentaire concerne un ouvrage d’Albert Camus qui n’est pas l’un de mes auteurs mais cet ouvrage pose une analyse fine sur les mouvements révolutionnaires majeurs du 20ème siècle.
C’est donc avec un grand plaisir que je vous délivre cette critique talentueuse. J’espère que vous lui réserverez le meilleur accueil !
De Johan Rivalland:
L’homme révolté pourrait être Albert Camus, qui réagit contre les « crimes logiques », ceux prémédités de manière massive (il parle de 70 millions de morts) au nom d’une « philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges ». On comprend bien, et il le dit, qu’il s’agit des idéologies du XXème siècle, mues par l’absurde, la négation et le nihilisme. Mais pour mieux saisir les fondements de ces idéologies, il faut remonter bien en amont.
Après avoir défini la notion de révolte, distincte de celle du ressentiment, Albert Camus montre que « le problème de la révolte semble ne prendre de sens précis qu’à l’intérieur de la pensée occidentale. On pourrait être plus explicite encore en remarquant, avec Scheller, que l’esprit de révolte s’exprime difficilement dans les sociétés où les inégalités sont très grandes (régime des castes hindoues) ou, au contraire, dans celles où l’égalité est absolue (certaines sociétés primitives). En société, l’esprit de révolte n’est possible que dans les groupes où une égalité théorique recouvre de grandes inégalités de fait. le problème de la révolte n’a donc de sens qu’à l’intérieur de notre société occidentale. On pourrait être tenté alors d’affirmer qu’il est relatif au développement de l’individualisme si les remarques précédentes ne nous avaient mis en garde contre cette conclusion » (quelques pages auparavant, Albert Camus montre que l’on peut se révolter au spectacle de l’oppression des autres ; ce qui n’est d’ailleurs pas contradictoire avec le sens que donne par exemple Alaint Laurent à l’individualisme).
C’est, finalement, le passage du sacré des sociétés traditionnelles aux valeurs de liberté et de conscience élargie de l’espèce humaine et des droits de l’individu qui induisent cette apparition du sentiment de révolte.
Une fois le terme défini, Albert Camus passe ensuite en revue, à travers cet ouvrage, à travers des analyses complexes et absolument remarquables, les différents types de révolte (métaphysique, historique, vis-à-vis de l’art, et dans son rapport au meurtre ou au terrorisme).
Tour à tour, il dresse ainsi un panorama éloquent et complexe de la révolte contre Dieu, la négation de celui-ci, le nihilisme, les fondements de la pensée révolutionnaire de 1792, les régicides et déicides, en distinguant poésie révoltée et révolte historique dans son prolongement de la réflexion philosophique, comme dans une vague montante et allant s’amplifiant, jusqu’à atteindre des sommets de turpitude et de turbulence extrême, avec son lot de contradictions ultimes. Des analyses qui permettent de mieux comprendre la pensée révolutionnaire du XXème siècle, inspirée entre autres par la pensée hégélienne.
Ainsi, sous l’assaut de la pensée révoltée, la divinité de l’homme en vient à remplacer la religion traditionnelle, au nom de principes d’abord, puis de faits.
Si l’on peut s’interroger sur la sorte de fascination, voire d’admiration, que semble éprouver Albert Camus à l’égard des terroristes de la fin du XIXème siècle, que l’on pourrait presque qualifier, sinon de romantiques, du moins d’idéalistes et d’âmes tourmentées accomplissant leurs actes au nom de principes qu’ils considèrent justes, notre auteur n’éprouve pas la même indulgence à l’égard des révolutionnaires, qui n’ont plus rien d’humain et ne répondent plus à aucun principe, ce qui n’en fait plus des révoltés.
Au terrorisme individuel, œuvre parfois de « meurtriers délicats », pour lesquels une vie a encore un prix, succède un terrorisme d’Etat, basé sur un régime de terreur et écrasant les libertés, au nom de la liberté (reléguée à un horizon indéfini, voire illusoire).
Aux récriminations à l’égard d’Hitler succède une critique absolument brillante de Marx, des marxistes et des révolutionnaires, qui se sont fourvoyés dans des erreurs tant au regard de l’économie (en ce domaine, la compréhension d’Albert Camus, basée sur l’observation et les faits, est tout à fait prodigieuse) que de la science. A une démarche se voulant scientifique (le socialisme scientifique), Albert Camus oppose une fin de non recevoir et la qualifie plutôt de scientiste, apportant une démonstration très intéressante (cf. pages 260 à 280 environ). De là l’échec de la « prophétie » théorisée par Karl Marx.
Ce qui fait dire à Albert Camus qu' »on ne s’étonnera donc pas que, pour rendre le marxisme scientifique, et maintenir cette fiction, utile au siècle de la science, il a fallu au préalable rendre la science marxiste, par la terreur ».
Rappelons que l’ouvrage date de 1951. Des analyses très clairvoyantes et courageuses pour l’époque, et dont beaucoup aujourd’hui seraient incapables.
Ainsi, les stratégies établies par Lénine, loin d’aboutir à l’accomplissement de la liberté, que recherchaient les révoltés, conduisent à ce que « la vraie passion du XXème siècle, c’est la servitude« .
En effet, « à la fin, quand l’Empire affranchira l’espèce entière, la liberté régnera sur des troupeaux d’esclaves, qui, du moins, seront libres par rapport à Dieu et, en général, à toute transcendance ».
A cette fin, l’individualisme est nié et remplacé par la propagande ou la polémique, qui sont deux sortes de monologue. L’abstraction, propre au monde des forces et du calcul, a remplacé les vraies passions qui sont du domaine de la chair et de l’irrationnel. Le ticket substitué au pain, l’amour et l’amitié soumis à la doctrine, le destin au plan, le châtiment appelé norme, et la production substituée à la création vivante, décrivent asez bien cette Europe décharnée, peuplée de fantômes, victorieux ou asservis, de la puissance ».
En fin de compte, la déception d’Albert Camus est immense à l’égard de ce qu’est devenu le sentiment de révolte.
A peine l’homme était-il délivré des contraintes religieuses, qu’il était parvenu à abattre, qu’il s’en inventait de nouvelles, bien plus terrifiantes et « intolérables ».
La vertu, de « charitable » devient « policière » et, « pour le salut de l’homme, d’ignobles bûchers s’élèvent ». « Les sources de la vie et de la création semblent taries. La peur fige une Europe peuplée de fantômes et de machines. Entre deux hécatombes, les échafauds s’installent au fond des souterrains. Des tortionnaires humanistes y célèbrent leur nouveau culte dans le silence. Quel cri les troublerait ? Les poètes eux-mêmes, devant le meurtre de leur frère, déclarent fièrement qu’ils ont Les mains propres (…) Dans les temps anciens, le sang du meurtre provoquait au moins une horreur sacrée ; il sanctifiait ainsi le prix de la vie. La vraie condamnation de cette époque est de donner à penser au contraire qu’elle n’est pas assez sanglante ».
« Après avoir longtemps cru qu’il pourrait lutter contre Dieu avec l’humanité entière, l’esprit européen s’aperçoit donc qu’il lui faut aussi, s’il ne veut pas mourir, lutter contre les hommes (…) La révolte, détournée de ses origines et cyniquement travestie, oscille à tous les niveaux entre le sacrifice et le meurtre. Sa justice qu’elle espérait distributive est devenue sommaire. Le royaume de la grâce a été vaincu, mais celui de la justice s’effondre aussi. L’Europe meurt de cette déception. Sa révolte plaidait pour l’innocence humaine et la voilà raidie contre sa propre culpabilité ».
Pour finir, Albert Camus se demande donc s’il faut renoncer à toute révolte, acceptant les injustices, conduisant à un « lâche conformisme ». Mais il est un fait, selon lui, que nous ne sommes plus véritablement dans un monde révolté, la révolte étant devenue « l’alibi de nouveaux tyrans ».
Et, « en logique, conclut-il, on doit répondre que meurtre et révolte sont contradictoires ». Cependant, il ne semble pas délégitimer complètement le meurtre, puisqu’il le justifie « par exception », le vrai révolté devant accepter sa propre mort et sacrifice en contrepartie, au nom de la liberté totale qu’il défend et de sa protestation justement contre la mort (Albert Camus évoque différents cas, en particulier celui des frères karamazov, dont justement je tentais cet Eté la lecture en parallèle du tome 2 sans y être pour l’instant véritablement parvenu, mais aussi par exemple (même s’il y insiste beaucoup moins) de personnages emblématiques tels que Charlotte Corday).
Un essai, en définitive, particulièrement ardu, qui nécessite une bonne culture à la fois littéraire et historique. Je n’avais pas estimé la puissance intellectuelle d’Albert Camus, qui m’a ici absolument ébloui.
Une lecture à aborder avec une solide volonté et une grande détermination. Pour ma part, j’ai souffert tout l’Eté sur cette lecture contraignante et exigeante, au cours de laquelle j’avoue ne pas avoir toujours tout compris.
Bon courage, donc, aux courageux qui se lanceront dans cette découverte, qui a aussi le mérite de permettre de mieux comprendre la pensée de l’auteur et se qui ce cache derrière ses romans.
Alors, vous le trouvez comment, l’ami Johan Rivalland ? 😉
Je remercie profondément Jean-Luc pour cet accueil vraiment très sympathique sur ce blog de grande qualité. C’est une belle surprise, avec en prime des compliments qui me vont droit au coeur.
Je suis réellement très touché.
Et je n’ai qu’une chose à dire : longue vie à Bir Hacheim !
@Johan: commentaire bien justifié pour le boulot, j’insiste, exceptionnel que tu fais ! Bien amicalement ! 😉